Le bon vieux temps des années 40


Il était une fois une petite ville sans prétention. Elle s'enorgueillissait seulement du gai soleil qui mourait d'argent ou d'or, suivant les heures, la chevelure désordonnée de ses grands cocotiers où chantait le vent, et transformait en fruits d'or les lourdes treilles des dattiers. Elle était fière aussi de son beau ciel. Au coucher du soleil, la palette la plus riche devient terne et ennuyeuse en comparaison de cette féerie de couleurs. Le soir venu, alors que soufflait le ``Nordé``, le bleu sombre se piquait de mille points de feu et seule, cette petite ville savait se faire de si belles robes de soirée. A toute heure du jour, elle prenait plaisir àécouter la lente mélodie de sa mer si calme, qui frangeait d'écume irisée ses rivages de sable gris. Quant un étranger lui faisait l'honneur d'une visite, elle consentait à lui livrer le secret de ses marais salants où le sel se cristallisait en diamants étincelants de mille feux. Cette petite ville, vous l'avez deviné, c'était Gonaives. Elle avait la réputation d'être accueillante à l'étranger, de s'intéresser profondément aux affaires et d'aimer avant tout la tranquillité de cette vie de province où l'on prenait le temps de rechercher en toute chose l'essentiel. Pour elle, rien ne pouvait compenser la douceur de la vie de famille. Elle ouvrait toutes grandes les portes aux amis pour ces joyeuses audiences* où le bon rire fusait à tout propos.

Quand le Gonaivien abandonnait sa galerie qui, à certaines heures, était son véritable salon, c'était pour les lentes promenades à l'avenue des Dattes, ou plutôt au bord de la mer. Wharf des Gonaives, vous devez garder la nostalgie de ces promeneurs, faisant les cent pas tout en causant gaiement de tout et de rien. Entendez-vous les échos de ces blagues s'achevant en rires inextinguibles ou de ces confidences échangées à voix basse par ces jeunes qui, avec hésitation, apprenaient à traduire leur amour naissant. Et vous petit canot ou voilier au repos mollement balancés sur cette mer où la lune pose des touches argentées, que de secrets émouvants ou de récits piquants ou de poèmes inédits vous pourriez répéter au fil de vos souvenirs.

Gonaives, le soir, subissait l'appel magique de la mer dont la calme majesté faisait taire ses inquiétudes, ses soucis, ses souffrances, aidée par la fraîche brise qui, d'un doigt léger, fermait les paupières et favorisait le rêvé. Mais le dimanche, la mer oubliait de chanter pour écouter la fanfare de l'armée sur le rond-point près du rivage. Les mélomanes jouissaient de ces concerts et aussi les enfants, dont les jambes fourmillaient dans l'attente de ces meringués endiablées qui les faisaient virevolter à une cadence folle. Cette même fanfare avait déjà joué le jeudi soir sur la Place d'Armes. Mais là, tout le monde tournait en une large boucle tout autour des parterres où il était interdit de mettre le pied.

Danser! Gonaives aimait danser. Il y avait ces sauteries dans les familles où la jeunesse avec entrain, marquait la mesure sous l'oeil approbateur des parents. Ceux-ci ne dédaignaient pas de se mêler à leurs enfants. Il n'était pas rare de voir les jeunes leur céder la piste pour les admirer dans des évolutions lentes ou tourbillonnantes d'une valse.

Il y avait les jours où tout le monde se donnait rendez-vous dans les clubs ou les cercles . C'étaient alors les grands bals où les robes longues ornées de bijoux étincelants et les smokings mettaient une note solennelle. Leur réputation était telle que des villes voisines l'on sollicitait les invitations. On dansait le 31 décembre, le 6 janvier, les trois jours gras, à Pâques, pour la St-Charles, et à Noël. Sans oublier les petits bals des dimanches d'été où le Gonaivien s'en allait avec son jazz, à Labrande, Passe-Reine, Mapou, le Puylboreau, réveiller les échos des bois et faire résonner le sol battu sous la tonnelle au rythme des blues, des one-steps, des meringués des contredanses. Le bal le plus couru était celui de septembre à la fin des grandes vacances. Là, les Rois côtoyaient les Servantes, les Hawaiiens, les Alsaciennes): car c'était un bal déguisé (costumé). Malgré la mauvaise saison, les Port-au-Princiens, les Capois, les Jacméliens même prenaient la route, qui à être arrêtés toute la nuit par une ravine en furie. L'on dansait jusqu'aux petites heures du matin pour accorder aux retardataires la joie de faire quelques ronds. Pour tout dire, Gonaives gouttait la vie.

Comme toute ville qui se respecte, Gonaives comptait aussi, parmi ses habitants, quelques personnages dont l'originalité n'échappait guère aux regards amusés ni des étrangers, ni des Gonaiviens eux-mêmes. Qui ne se rappelle d'Erminie et de son musée? Pour ceux qui l'ignoreraient, Erminie était une humble femme du peuple mais qui avait entrée libre dans les meilleures familles. Elle était honnête et elle faisait la lessive pour plusieurs. Elle boitillait légèrement mais n'admettait pas de négligence dans sa tenue. Et les belles choses qu'elle admirait chez les grands et que ses moyens ne lui permettaient pas d'aquerir neuves, elle acceptait tout simplement d'en hériter quand, par malheur, une fêlure, une pointe de rouille, un usage abusif les rendaient indignes de figurer en noble place. Et Erminie recollait, et Erminie cirait, et Erminie frottait. Et dans les deux pièces de sa modeste demeure, tout cela s'entassait, soigneusement rangé. Les ors et les cristaux se croyaient revenus à leurs jours de gloire et tout le monde était curieux de visiter le musée d'Erminie. Et Erminie était si contente!
Je me rappelle aussi ces trois demoiselles de la meilleure société et leur frère désertés par la fortune, réfugiés dans leur grande maison au bas de la ville où, chuchotaient les mauvaises langues, les esprits déplaçaient les meubles, soufflaient les lampes et se manifestaient en mille bruits insolites. Ce qui était certain, c'est qu'on ouvrait de grands yeux quand on les voyait passer en longue robe blanche battant la tige de leurs bottines, le ruban rose à la taille, la peau si blanche pour s'etre toujours protégées du soleil, mais où le fard d'un rose ardent soulignait les pommettes saillante sous la frange des cheveux descendant très bas sur le front. Elles s'en allaient alors réparer les statues de l'église. Si par hasard vous surveniez pour les voir à l'oeuvre, juchées sur un haut tabouret et le pinceau à la main caressant la silhouette de Ste-Thérèse ou de Ste Cécile, vous ne pouviez deviner, dans la pénombre, qui était la sainte, qui était la vivante. Les petits enfants allaient raconter à la maison qu'ils avaient vu à l'église bouger une statue. Le plus curieux c'est que nous étions un peu parents, mais nous refusions toujours énergiquement de franchir leur seuil. Elles nous impressionnaient trop!. Et pourtant leur grande maison abritait, disait-on, des trésors de l'ancien temps.

Nous ne craignions pas autant de violer le sanctuaire des demoiselles C. Je dis sanctuaire car rares étaient ceux qui y étaient admis. Cérémonieusement, la tête haute vous ouvrait la porte, la cadette modestement retirée à son ombre. D'un geste protecteur du bras passé autour de vos épaules, elle vous introduisait au salon. Là, dans leurs cadres dorés, finement sculptés, les ancêtres au visage austère et grave, vous enjoignaient de ne pas oublier de garder le flambeau transmis par les Anciens Haïtiens. Alors la grande demoiselle vous racontait les grandes heures du passé, les années d'études en Allemagne, les grandes revues où elle frôlait l'empereur lui-même, et de grands albums s'ouvraient et des photos renouvelaient tout un passé d'honneurs. Pour finir, la grande Demoiselle, dans de très beaux verres du plus pur cristal, vous offrait une de ces liqueurs dont vous gardez encore l'arôme après 20 ans. Elle se mettait au piano. Et les notes s'égrenaient claires ou graves mais toujours avec brio, car Mademoiselle était bonne musicienne. Je la revois la tête droite devant son instrument, les cheveux en nattes épaisses relevées au-dessus d'un col montant bordé d'une fine guipure. L'unique parure était un grand sautoir d'or aux mailles serrées et lourdes qui lui retombait très bas dans le dos, retenu par un noeud un peu au-dessous de la nuque. Sa soeur habillée de la même façon était un pâle reflet de son aînée et on la sentait profondément soumise. Dans les rues, elles étaient

toujours ensemble et à l'église qu'elles fréquentaientassidûment, elles avaient tout un banc qu'elles défendaient jalousement contre les intrus, même aux jours de grande affluence. C'était un honneur d'etre invité à s'y reposer. Tout le monde vous dévisageait alors d'un oeil malicieux que vous feigniez d'ignorer.

Il y avait Coralie, rougeaude à la peau tannée qui ne se consolait pas de n'avoir pas rencontrée lâme soeur et gardait vivace dans son âme, l'espoir d'une revanche. Pour cela, elle allait se faire donner un coup de pied à tous les mariages et devenait cramoisie de bonheur quand la mariée oui offrait un bouton de son bouquet pour trois mois!

Passerai-je sous silence cette directrice d'une petite école s'en allant majestueusement à la messe du dimanche, accompagnée d'une seule élève et qui brusquement se retournait pour commander d'une voix forte : En discipline!

Comment ne pas mentionner ces trois demoiselles qui ne sortaient que le 2 novembre pour aller rendre hommage à leurs morts au cimetière. Leurs cheveux coiffés en deux longues tresses leur descendaient jusqu'au-dessous de la taille. Elles n'ignoraient rien des potins de la ville parce que, embusquées derrière leurs persiennes, elles passaient leurs journées à regarder le mouvement de la rue et à écouter ce que racontaient les passants. Elles ne daignaient même pas descendre de leur perchoir quand le vendeur ambulant venait leur livrer le pain ou les fruits que leur faisaient besoin. Elles avaient un panier retenu par une longue corde qu'elles laissaient glisser jusqu'en bas et qu'elles remontaient dès que l'objet de leur convoitise avait été livré.


Je revois aussi une ou deux bonnes septuagénaires attachées à la mode de leur temps et qui arboraient fièrement leur longue robe blanche de percale soigneusement empesée, généreusement froncée à la taille, retenue sur le buste par une marie-antoinette blanche fermement amidonnée. Sur la tête, un mouchoir savamment arrangé en tillon, laissait échapper des pointes de tresses indiscrètes.

Gonaives d'hier, Gonaives des années 40, qui vivait à l'ombre de ses cocotiers, de ses dattiers, de ses palmiers, au son des pianos accompagnant les voix fraîches de ses filles ou le timbre grave de ses hommes. Gonaives qui portaient des fleurs à son corsage. Terre salée chantée par toute une génération de poètes que son charme avait séduits

La Gonaîvienne G.D.

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